Edit : petite précision parce que ça semblait pas clair pour certain-e-s. Le but de cet article est de faire une synthèse de ce qui se dit sur le sujet en dehors du monde militant, donc soit dans le domaine de la recherche ou des organisations etc. Je n’y donnerai pas mon avis perso (ou presque pas). Il ne s’agit pas non plus de trouver un « test » pour savoir qui est non-binaire, je crois en l’auto-détermination. Tu t’identifies non-binaire, tu es non-binaire, c’est tout ce qu’il faut comme « preuve ». Aussi, il ne s’agit évidemment *pas* de trouver un truc pour « supprimer/guérir » la non-binarité, non non, la non-binarité n’a pas a être « corrigée ».
Dans cet article, le terme « non-binaire » (et ses dérivés comme « non-binarité ») fera référence aux genres qui sortent de la binarité homme/femme (ainsi qu’aux personnes appartenant à ces genres). Autrement dit, non-binaire se réfèrera à tous les genres ni exclusivement homme, ni exclusivement femme (les deux à la fois, entre les deux, fluide, ni l’un ni l’autre, etc.) Cette notion pourra être désignée par d’autres termes dans les sources citées : troisième(s) genre(s), genres variants, genderqueer, genre neutre, genre alternatif, non-conforme dans le genre, etc. Il existe aussi des termes culturels spécifiques tels que two-spirit, hijra, etc. pour désigner des personnes ni homme ni femme.
Le terme troisième genre n’est pas jugé très correct car il a notamment été utilisé lors de la colonisation pour décrire les personnes racisées qui n’entraient pas dans la conception binaire occidentale du genre. Il est donc à éviter.
Certaines sources font usage de mots inappropriés comme transsexuel ou trouble de l’identité de genre, faites attention si vous décidez d’aller les lire. Je rappelle par ailleurs que la transidentité n’est pas une maladie ni un trouble.
http://www.thelancet.com/journals/lanpsy/article/PIIS2215-0366(16)30165-1/abstract
Par expérience, les gens qui demandent des « preuves (scientifiques) de l’existence des genres non-binaires » sont rarement prêts à écouter les dites preuves, d’autant plus qu’ils veulent un certain type de preuve bien précis : des preuves biologiques. En effet, j’ai remarqué qu’après la religion, la biologie est devenu ce domaine que les gens instrumentalisent pour justifier leurs idées oppressives – tout en ayant rarement un raisonnement scientifique digne de ce nom en plus. Ils traitent la biologie comme une vérité absolue fixe au lieu d’un domaine en constante évolution et en interaction avec le social. Car oui, le propre de la science c’est de progresser et de se remettre en question. De plus, la science n’est pas déconnectée du social, qui va influencer inéluctablement la façon dont la recherche progresse et les interprétations des découvertes que l’on fait. Et c’est bien là tout l’intérêt de l’épistémologie et de la philosophie des sciences, dont l’objet est de questionner le processus scientifique. En cela, la question du sexe et du genre n’est pas différente des autres domaines des sciences et brandir son livre de biologie de 6e publié il y a 15 ou 20 ans de cela comme preuve ultime en me traitant d’ignorant n’est pas un très bon argument scientifique – d’autant plus que les livres scolaires comportent généralement des simplifications et des omissions, voire carrément des erreurs ou des informations largement dépassées.
Ceci étant dit, je doute que les brandisseur-ses de livre de 6e soient encore à me lire et ce n’est pas franchement les gens à qui j’ai envie de m’adresser – parce que c’est une perte de temps et qu’ils ne changeront jamais d’avis. Alors entrons simplement dans le vif du sujet pour celleux qui le souhaitent.
Je ne me positionne pas comme un expert, je vais simplement présenter les informations que j’aie (avec leurs sources car je ne les ai pas inventées bien sûr) et articuler un peu tout ça en un tout cohérent (j’espère).
1. Qu’en disent les organismes ?
La première chose que je ferais si j’étais une personne cis qui venait de découvrir la non-binarité et que j’étais un peu sceptique, ce serait sûrement d’aller voir ce qu’en disent des organismes connus, comme par exemple l’Organisation Mondiale de la Santé. Je verrais comment le genre y est défini ainsi que s’il y est fait mention de non-binarité.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) : « Par « genre », on entend les caractéristiques des femmes et des hommes résultant d’une construction sociale, par exemple les normes, les rôles et les relations entre les sexes. Les attentes pour l’homme et la femme varient selon les cultures et peuvent évoluer avec le temps. Il est également important de reconnaître les identités qui n’entrent pas dans le cadre binaire du sexe masculin ou féminin. »
http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs403/fr/
La Commission Ontarienne des Droits de la Personne (CODP) : « L’identité de genre est l’expérience individuelle et interne du genre de chaque personne. C’est son sentiment d’être une femme, un homme, les deux, aucun des deux, ou n’importe où sur le spectre du genre. »
http://www.ohrc.on.ca/en/gender-identity-and-gender-expression-brochure
L’Association Américaine de Psychiatrie (AAP) : « Identité de genre : le sentiment intrinsèque et profond d’être un garçon ou un homme ; une fille ou une femme ; ou un genre alternatif (ex, genderqueer, non-conforme dans le genre, neutre dans le genre, etc.) qui peut ou pas correspondre au sexe assigné à la naissance d’une personne ou à ses caractéristiques sexuelles primaires ou secondaires. Comme l’identité de genre est interne, elle n’est pas nécessairement visible pour les autres. » / « Genderqueer : un terme utilisé pour décrire une personne dont l’identité de genre ne s’aligne pas avec une compréhension binaire du genre (i.e. une personne qui ne s’identifie pas entièrement comme un homme ou une femme). (…) Par exemple, les gens qui s’identifient genderqueer peuvent penser à eux-mêmes comme à la fois un homme et une femme (bigenre, pangenre, androgyne), ni un homme ni une femme (sans genre, genre neutre, neutrois, agenre) ou en mouvement entre les genres (genre fluide) ou incarner un troisième genre. »
https://www.apa.org/pi/lgbt/resources/sexuality-definitions.pdf
L’Organisation des Nations Unies (ONU), Droits Humains : « Le sigle LGBT désigne les « lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres ». Bien que ces termes soient de plus en plus utilisés dans le monde entier, d’autres termes peuvent exister dans différentes cultures pour décrire des personnes qui nouent des relations homosexuelles et celles qui correspondent à une identité sexuelle non binaire (c’est le cas des termes hijra, meti, lala, skesana, motsoalle, mithli, kuchu, kawein, travesty, muxé, fa’afa ne, fakaleiti, hamjensgara et bispirituel). (…) Transgenre (la forme raccourcie « trans » est parfois utilisée) est un terme générique utilisé pour décrire une large gamme d’identités—notamment les personnes transsexuelles, les travestis (quelquefois appelés « travelos »), les personnes qui se réclament d’un troisième genre, et d’autres dont l’apparence et les caractéristiques sont considérées d’un genre atypique. »
De plus, un certain nombre de pays reconnaissent légalement la non-binarité avec la possibilité d’avoir une 3e option à l’état civil, comme par exemple l’Australie (mention X depuis 2003), le Népal (mention troisième-genre ou autre depuis 2007), le Pakistan (depuis 2009), la Nouvelle-Zélande (mention X depuis 2012), l’Inde (mention autre pour les Hijras depuis 2009), certains états des Etats-Unis (mention non-binaire depuis 2016), la province d’Ontario au Canada (mention X depuis début 2017).
https://en.wikipedia.org/wiki/Legal_recognition_of_non-binary_gender
On peut aussi par exemple regarder du côté des rapports tels que celui qui a été financé par la Commission Européenne en 2011 :
« Les personnes trans et intersexes : discrimination sur la base du sexe, de l’identité de genre et de l’expression de genre.
Réseau Européen des Expert-e-s Légaux dans le domaine de la discrimination. Ecrit par Silvan Agius & Christa Tobler, supervisé par le Groupe de Politique de Migration. »
http://ec.europa.eu/justice/discrimination/files/trans_and_intersex_people_web3_en.pdf
Ce rapport comporte un certain nombre de passages intéressants :
Partie « introduction » : « Les sociétés Européennes sont basées sur des normes qui dérivent de l’idée simpliste d’une dichotomie de deux sexes mutuellement exclusifs et définis biologiquement auxquels des rôles et des comportements sont assignés (le modèle de genre binaire). Les personnes qui ne rentrent pas facilement dans ces normes, telles que les personnes trans et intersexes, rencontrent de nombreuses difficultés, à la fois sur le plan pratique de la vie de tous les jours et sur le plan légal. Evidemment, ce n’est pas acceptable dans une union telle que l’Union Européenne dont le Traité fondateur, selon l’art. 2 TEU, est basé sur le respect pour la dignité humaine et les droits humains, incluant les droits des personnes qui appartiennent aux minorités. »
Partie « définitions » : « Les termes androgyne, polygenre et genderqueer sont similaires dans leur définitions et se réfèrent aux personnes qui ont une combinaison de caractéristiques féminines et masculines, sont de ‘genre fluide’ ou en mouvement entre les genres, et ont des lignes floues entre leur identité de genre, leur expression de genre et leur orientation sexuelle [NdT : j’ai jamais vu une telle définition pour la partie en italique et je ne sais pas trop ce qu’iels ont voulu dire par là] »
« Les personnes agenres n’ont pas d’identité de genre et refusent d’être classé en tant qu’homme ou femme ou de toute autre manière. »
« Genre variant se réfère à toute personne dont le genre diffère d’une identité de genre normative et des rôles de genre assigné à la naissance. »
« L’identité de genre se réfère au vécu interne et profond qu’une personne a de son genre, qui peut ou pas correspondre à l’identité assigné à la naissance, incluant le sentiment personnel vis-à-vis du corps (qui peut impliquer, si choisi librement, des modifications de l’apparence ou de la fonction corporelle par des moyens médicaux, chirurgicaux ou autre) et d’autres expressions du genre, y compris les vêtements, la voix et les manières. »
Partie « difficultés présentées par un modèle de genre binaire et les stéréotypes de genre » : « Le modèle de genre binaire classifie à la fois le sexe et le genre en deux formes distinctes et exclusives d’identités féminine et masculine. Ce système est maintenu via un système cisnormatif qui légitime et privilégie ceuxe qui sont confortables dans le genre qui appartient au sexe qui leur a été assigné à la naissance via différentes pratiques et institutions. De plus, cette norme désavantage systématiquement and marginalise toutes les personnes dont le sexe, l’identité de genre ou l’expression de genre qui ne se conforme pas aux attentes de la société. Cela se fait par le renforcement de grandes frontières entre les deux sexes (et leurs genres correspondants) pour décourager les gens de les traverser ou d’établir des troisièmes sexes ou troisièmes genres alternatifs. » Il est même fait mention du sexe en tant que continuum au cours du rapport.
Bref, on voit ici que diverses institutions et organismes de renommée mondiale définissent le genre comme une identité propre à la personne en lien avec le social et reconnaissent la possibilité de différer de la binarité homme/femme. Ca n’est pas une « preuve » en soi, mais je doute que l’OMS ou l’ONU reconnaissent « un genre inventé sur Tumblr en 2010 par des ados en manque d’attention » ou que le gouvernement Australien se soit basé sur ça pour créer une 3e option d’état civil. Je comprends aussi qu’on fasse plus confiance à l’OMS ou l’ONU qu’à UESG, ça me paraît logique.
2. Preuves empiriques
(Empirique : par l’observation)
En sciences, on va souvent observer des phénomènes, sans forcément qu’on sache encore les expliquer. Par rapport au genre, on observe trois choses.
Premièrement, ce que veut dire être un homme ou une femme et les rôles et stéréotypes associés ont évolué dans le temps et à travers les cultures, ce qui indique que même les notions relatives aux genres binaires ne sont pas fixes.
Deuxièmement, le modèle de genre binaire n’est pas universel. En effet, il a existé et existe encore des cultures qui reconnaissent et intègrent plus que deux genres (plus qu’une preuve empirique, il s’agit même d’une preuve anthropologique).
Vous pouvez consulter plusieurs termes de genre relatifs à d’autres cultures ici.
Vous pouvez consulter une carte des cultures ayant d’autres genres ici :
http://www.pbs.org/independentlens/content/two-spirits_map-html/
Troisièmement, on observe qu’il existe un certain nombre de personnes non-binaires. Il ne s’agit pas d’une personne isolée ou même de quelques personnes qui « affabulent sur Tumblr », mais bien d’un pourcentage non négligeable de la population. Bien qu’il soit difficile d’estimer précisément ce pourcentage, il y a eu 2 études sur la prévalence des personnes non-binaires :
*Kuyper & Wijsen (2014) ont trouvé que dans un échantillon de 8064 personnes Danoises de 15 à 70 ans 4,6% de personnes assignées hommes à la naissance (amab) et 3,2% de personnes assignées femme à la naissance (afab) ont rapporté une « identité de genre ambivalente » (identification égale aux deux genres binaires – on voit que ça exclut certains genres non-binaires de l’étude).
https://link.springer.com/article/10.1007%2Fs10508-013-0140-y
*Van Caenegem et. al (2015) ont rapporté les résultats de deux études (1832 individus dans la population flamande et 2472 individus dans les minorités sexuelles). L’ambivalence de genre dans la population générale était présente chez 2,2% des amab et 1,9% des afab. L’ambivalence de genre dans les minorités sexuelles était présente chez 1,8% des amab et 4,1% des afab.
https://link.springer.com/article/10.1007%2Fs10508-014-0452-6
Pour avoir un élément de comparaison en tête 2% = 1 personne sur 50 et 4% = 1 personne sur 25. C’est assez énorme. Rapporté en nombre sur la population totale, ça en fait du monde.
La non-binarité semble donc être un phénomène consistant. On observe des genres autres que femme et homme à travers le temps, à travers les cultures et en une prévalence non-négligeable. C’est une solide base pour affirmer que la non-binarité existe belle et bien, même si nous n’avons pas encore tous les éléments nécessaires pour l’expliquer ou la comprendre.
Ajoutons que, si on suit la définition de l’identité de genre donnée par les différents organismes dans la partie 1, il s’agit d’un vécu propre à la personne. On parle d’identité de genre. Il n’y a donc que la personne qui peut savoir son genre et elle n’a pas de « preuves » à apporter de ce qu’elle ressent. A partir de ce moment-là, si quelqu’un s’identifie non-binaire, alors iel est vraiment non-binaire, c’est le principe d’une identité.
3. Preuves sociologiques
La notion de genre faisant référence au social, si on veut étudier le genre il faut s’en remettre à la sociologie. Je sais que pour beaucoup de transphobes, c’est une vile discipline sans intérêt face à la « vérité biologique » pure et toute puissante, mais il va pourtant bien falloir s’y pencher. S’intéresser au genre uniquement d’un point de vue biologique n’a aucun sens. C’est comme on voulait s’intéresser à la notion de famille et aux liens familiaux (mère, père, enfant, frère/sœur…) mais qu’on l’étudiait uniquement du point de vue de la filiation biologique. On ne va pas aller bien loin et les informations sur les ADN de chacun-e ne va pas nous apporter grand chose, parce que la notion de famille est essentiellement sociale. En effet, la filiation biologique ne nous dit pas quelles sont les relations interpersonnelles entre les membres d’une famille, ni leur lien affectif. Ca ne prend pas du tout en compte qu’on peut avoir une filiation biologique sans se considérer de la même famille (parce que le parent ne s’est pas occupé de l’enfant ou l’enfant n’a jamais connu son parent etc.) ou qu’on peut être de la même famille sans lien biologique (enfants adoptés).
Etudier le genre en s’intéressant uniquement aux caractéristiques sexuelles c’est pareil : les organes génitaux, les hormones et les chromosomes ne nous renseignent pas sur les dynamiques sociales entre les différents genres ni sur la socialisation des individus et le développement d’une identité de genre en lien avec cette socialisation. Pour le coup, aller consulter la page Wikipédia sur la notion de genre en sciences sociales n’est pas une mauvaise idée si on est pas un grand-e spécialiste de la sociologie (spoiler : je ne suis pas un grand spécialiste de la sociologie). Elle récapitule les différents concepts liés au genre et positions de sociologues.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Genre_(sciences_sociales)
On peut y lire des choses assez intéressantes :
« Le sociologue Émile Durkheim est probablement le premier à souligner, dès 1897, que la division entre hommes et femmes n’est pas réductible à une différence biologique. Il va jusqu’à remettre en cause le dualisme même en lui trouvant des causes historiques (…) qui ont « déterminé les sexes à se séparer et à former en quelque sorte deux sociétés dans la société » (…) Il ajoute que « rien, ni dans la constitution de l’un ni dans celle de l’autre [sexe], ne rendait nécessaire une semblable séparation » ».
« Simone de Beauvoir écrit dès 1949 (…) : « on ne naît pas femme, on le devient ». Dans Le deuxième sexe, elle explique comment la civilisation et l’éducation agissent sur les enfants pour les orienter dans un rôle masculin ou féminin qui sert l’ordre social alors même que filles et garçons ne sont pas initialement distinguables. »
« Judith Butler rajoute que le genre est « performatif » : les actes et les discours des individus non seulement décrivent ce qu’est le genre mais ont en outre la capacité de produire ce qu’ils décrivent. Ainsi, le genre « désigne l’appareil de production et d’institution des sexes eux-mêmes. » Elle décrit le genre comme « une série d’actes répétés […] qui se figent avec le temps de telle sorte qu’ils finissent par produire l’apparence de la substance, un genre naturel de l’être. » »
« Ainsi, pour Christine Delphy, penser le sexe en termes de donnée biologique est une impasse. Pour elle, le sexe est avant tout une représentation de ce que la société se fait de ce qui est « biologique » : « le genre précède le sexe ; dans cette hypothèse le sexe est simplement un marqueur de la division sociale. » Cette division sociale binaire entre masculin et féminin n’est pas universelle puisque certaines sociétés peuvent inclure un troisième sexe avec des rôles qui sont considérés comme distincts des rôles féminins ou masculins. »
Si j’essaye de résumer un peu les différentes informations : le sexe sert de marqueur pour créer une division sociale qui est la notion de genre. Cette division sociale n’est pas universelle ni naturelle. Les individus acquièrent une identité de genre à travers la socialisation.
On comprend donc assez facilement à partir de là comment la non-binarité peut exister : ce sont des individus qui ne sont pas socialement conforme à cette division binaire et qui vont développer une identité de genre atypique.
Je ne vais pas détailler plus là-dessus, il y a des myriades d’essais et d’études sociologiques sur le genre et mon but n’est pas de faire une thèse sur le sujet (et cet article fait déjà une bonne longueur).
4. Preuves biologiques
Le genre est donc une identité en lien avec le social et n’est pas déterminé par les éléments se rapportant à la notion de « sexe biologique »* : les organes génitaux, les hormones**, les chromosomes ou les caractéristiques sexuelles secondaires – puisque le genre peut être différent de celui assigné à la naissance et qu’on peut en effet être une femme avec un pénis, des chromosomes XY, une barbe etc.
*La notion de « sexe biologique » pose un certain nombre de problématiques, d’où les guillemets, étant donné que c’est également un construit social. C’est expliqué ici :
**J’ajoute pour dissiper toute confusion qu’on a trouvé que les personnes transgenres ont des niveaux hormonaux typiques correspondant à celui des personnes cisgenres de la même assignation de genre, donc on écarte la cause du « déséquilibre hormonal » (Olson et. al, 2015).
http://www.jahonline.org/article/S1054-139X(15)00216-5/fulltext
Bon, d’accord le genre est social, mais est-ce qu’il y a une base physiologique ou neurologique qui puisse expliquer qu’une personne a tendance a développer plutôt telle ou telle identité de genre ? Est-ce que des différences neurologiques sont observables entre les genres ? Si oui, sont-elles innées ou acquises ?
Ce sont des questions légitimes et pas dénuées d’intérêt, mais à considérer avec prudence : le but ne doit pas être de faire un « test non-binaire » et autoriser seulement les gens correspondant à certains critères à être respectés en tant que non-binaires ; le but ne doit pas être non plus de « supprimer » la non-binarité.
Je pense également qu’on ne trouvera pas « une cause » mais un ensemble de facteurs. Les choses complexes comme le genre sont rarement déterminées par une seule chose. Il suffit de constater que différentes personnes expliquent leur genre différemment. Par exemple, certaines personnes qui s’identifient neurogenres expliquent que le fait d’être neuroatypique influence leur genre et a joué sur le développement de leur identité de genre (on va y revenir). D’autres personnes expliquent que le fait d’être intersexe a influencé leur genre et ont des termes spécifiques pour ça. On a aussi des gens pour qui les fluctuations dans leur genre fluide est causé par des facteurs tels que : le cycle menstruel, les saisons, les phases de la lune, certaines autres conditions précises… Enfin, il y a des gens qui n’ont tout simplement pas de « raisons » ou d’ « explications » (et on n’a pas besoin d’en avoir !)
a. Doit-on parler d’intersexuation ?
Note de vocabulaire :
Personne intersexe : se réfère à une personne qui nait avec des caractéristiques sexuelles atypiques (organes génitaux, hormones, chromosomes).
Il n’existe pas deux sexes distincts dans l’espèce humaine mais un continuum : http://www.nature.com/news/sex-redefined-1.16943 (attention, le terme « disorder of sex development (DSD) » utilisé dans cet article aurait dû être remplacé par « intersexe », plus respectueux).
Quand il s’agit d’apporter des preuves biologiques de la non-binarité, certain-e-s ont tendance à parler d’intersexuation. Le raisonnement derrière est quelque chose du style « puisque le sexe n’est pas binaire, le genre non plus. » Sauf que puisqu’on a dit que le genre n’était pas déterminé par les organes génitaux, les hormones ou les chromosomes, c’est pas un super argument je pense.
Certaines personnes non-binaires sont dyadiques (non intersexes) et certaines personnes intersexes ne sont pas non-binaires. La non-binarité n’est donc pas nécessairement corrélée à l’intersexuation et inversement. D’un point de vue strictement théorique, l’un peut exister sans l’autre à mon humble avis : même s’il existait deux sexes distincts dans l’espèce humaine (ce qui n’est pas le cas), on pourrait avoir d’autres genres que homme ou femme puisque le genre est psycho-social. Inversement, si la notion de genre n’existait pas dans notre société, on n’aurait forcément pas de personnes de genre non-binaire, mais on aurait quand même un continuum en terme de caractéristiques sexuelles et donc des personnes intersexes. Et finalement vouloir que la non-binarité et l’intersexuation soient corrélées, il me semble que ça revient à des idées cissexistes où on associe des caractéristiques biologiques à une identité de genre. Excepté évidemment quand la personne elle-même identifie son genre en lien avec le fait d’être intersexe, c’est possible mais pas généralisable.
b. Un cerveau non-binaire ?
Un argument récurrent des personnes enbyphobes est « il n’y a pas de cerveau non-binaire donc la non-binarité n’existe pas. » Excepté que pour qu’il existe un cerveau non-binaire, il faut déjà que les cerveaux humains soient catégorisables selon le genre.
Ce sont en général des personnes qui en sont resté au stade « les femmes trans ont un cerveau féminin et les hommes trans ont un cerveau masculin ce qui explique leur identité de genre » découlant directement du mythe d’être né-e dans le mauvais corps. Cette théorie a été démontée puisque pour que les femmes trans aient un cerveau féminin, il faut déjà qu’il existe un cerveau féminin tout court. Or, les cerveaux humains ne sont pas classables en deux catégories selon le sexe/genre – les cerveaux des hommes et des femmes présentent en effet un recoupement considérable dans leurs caractéristiques. « Les humains ne sont pas catégorisables en deux classes distinctes : le cerveau féminin/le cerveau masculin. » conclut ainsi l’étude « le sexe au delà des organes génitaux : la mosaïque du cerveau humain » par Joel et. al (2015). http://www.pnas.org/content/112/50/15468
Les études qui se focalisent sur la comparaison entre les cerveaux des personnes cis et des personnes trans se basent sur les comparaisons de certaines structures cérébrales spécifiques comme par exemple sur le BSTc (en moyenne, les hommes cis ont un BSTc plus grand et plus dense). Excepté que là encore on a un grand recoupement entre les femmes cis et les hommes cis. Des études ont identifié que ces structures chez les femmes trans tendaient à être plus similaires à celles des femmes cis. Mais encore une fois, on observe un recoupement considérable ce qui empêche de vraiment en tirer des conclusions (donc par exemple un homme cis peut avoir un BSTc plus petit qu’une femme trans et qu’une femme cis !), d’autant plus si on prend en compte le fait que ces études possèdent des biais importants : les échantillons sont ridiculement petits (6/7 personnes trans) et certaines personnes étaient déjà sous hormones (ce qui empêche de savoir si les structures cérébrales étaient comme ça avant où on évolué avec les hormones).
Pour les sources je vous laisse aller consulter la vidéo réalisée par Riley J. Dennis qui passe en revue 16 publications scientifiques sur le sujet (listées dans la description de la vidéo). La vidéo possède des sous-titres en anglais à l’heure actuelle mais pas en français. Ses vidéos sont souvent sous-titrées en français donc vous pourrez sûrement y revenir plus tard.
https://www.youtube.com/watch?v=ydcV-gbNsP0
Tout ça pour dire qu’il n’y a pas de cerveau masculin et féminin, donc a fortiori pas de cerveau non-binaire, qu’on a jusqu’ici pas réussi à tirer de conclusions robustes concernant des structures cérébrales qu’on supposait liées à l’identité de genre – et qu’au contraire on a trouvé surtout des recoupements entre tout le monde indépendamment du genre.
c. Une cause génétique ?
Une étude sur les jumeaux monozygotes a montré que s’il l’un-e était trans, l’autre avait plus de chance de l’être, et que cela dépendait plus de leur génétique que de leur environnement, cela suggérerant que la génétique peut influencer l’identité de genre (Diamond, 2013). De là à en tirer des conclusions sur « un gène non-binaire », c’est un peu prématuré (surtout qu’en génétique on a plutôt tendance à avoir à faire à un ensemble de gènes plutôt qu’un seul gène).
http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/15532739.2013.750222
d. Un lien avec la neuroatypie ?
Note de vocabulaire :
Personne neuroatypique : se réfère à une personne dont le cerveau ne fonctionne pas de manière typique. Dans ce paragraphe je parlerai surtout des autistes.
Paradigme de la neurodiversité : ce paradigme conceptualise les intelligences atypiques comme faisant partie de la diversité neurologique naturelle chez l’être humain plutôt que comme des « troubles ». Ainsi, l’autisme n’est pas une maladie, ni un trouble, ni une anomalie mais une variation neurologique créant un fonctionnement atypique.
Vous avez peut-être déjà entendu « c’est l’autisme qui cause la transsexualité » (miam bon choix de mot, bonne intersection entre transphobie et psychophobie, on déguste #sarcasme).
Bon, il y a des personnes non-binaires neurotypiques et des personnes neuroatypiques qui ne sont pas non-binaires (et même pas trans tout court) donc encore une fois on ne peut pas corréler les deux de manière généralisable. Néanmoins, il a été effectivement observé que des personnes neuroatypiques avaient plus tendance à être transgenre et cela peut permettre une perspective intéressante sur le lien entre socialisation et identité de genre.
Il a notamment été observé une prévalence plus importante de l’autisme au sein de la population transgenre que dans la population générale (Glidden et. al, 2016).
http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2050052115000049
Schalkwyk et. al (2015) avancent l’idée que le développement d’une identité transgenre chez les individus autistes est plutôt dû aux différences de socialisation qui vont influencer le développement de l’identité de genre qu’à un truc biologique qui est déjà là et « causé » par l’autisme. En gros, ça serait une interaction entre le social et le fonctionnement neurologique d’un individu.
https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4345542/
Un article paru en 2017 par Barnett offre une perspective ultra intéressante. L’étude s’appelle : « Harcèlement intersectionnel et incarnation déviante chez les autistes adultes : (in)capacité*, genre et sexualité »
[*NDT : incapacité = handicap en anglais mais la traduction ne permettait pas de faire ressortir la nuance avec les parenthèses. En anglais on dit parfois que les personnes autistes ne sont pas « incapables » (handicapées) mais « différemment capables » (intelligence atypique). De plus, je traduirai « ableism » par psychophobie plutôt que capacitisme bien qu’en anglais iels ne fassent pas la différence.]
Le résumé nous dit : « Les caractéristiques du handicap des participant-e-s étaient souvent perçues comme une déviance sexuelle ou de genre, où les harceleur-ses se reposaient sur des constructions sexistes et hétérosexistes pour les effrayer, les rabaisser ou les humilier à cause des caractéristiques de leur handicap. Le vécu des participant-e-s démontre la base cisgenre de l’identité neurotypique ainsi que la base neurotypique des identités et vécus cisgenres et hétérosexuels. L’interdépendance du genre, de la sexualité et de l’incarnation de l’(in)capacité montre qu’il est essentiel pour les universitaires et les activistes de prendre en compte le rôle du genre et du harcèlement hétérosexiste dans l’oppression psychophobe et le harcèlement psychophobe dans l’oppression (hétéro)sexiste. » En gros, les identités cisgenres sont principalement faites par et pour les personnes neurotypiques, dont les personnes neuroatypiques sont exclues en raison de différences socio-cognitives cela étant renforcé par le harcèlement cis-neurotypique.
http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/13691058.2017.1309070
Après ceci, on comprend également mieux les neurogenres, notamment l’autigenre.
e. Une base physiologique à la non-binarité ?
La seule étude de ce style que j’ai trouvé est celle réalisée par Case & Ramachandran en 2012 sur les personnes bigenres alternant entre homme et femme. L’étude s’appelle « L’incongruence de genre alternative [alternating gender incongruity – AGI] : un nouveau syndrome neuropsychiatrique donnant de nouvelles perspectives sur la plasticité du cerveau sexué ». Alors oui, parce que ça a avait déjà un nom (bigenre ou genre fluide) mais Case & Ramachandran n’allaient quand même pas s’empêcher de lui donner un petit nom psychiatrisant tout mignon (sarcasme), ça leur titillait le clavier tu vois. Iels disent quand même dans l’article qu’il ne faut pas étiqueter anormal tout ce qui est différent (iels se rattrapent un peu). Bon et leur étude ça dit que « on fait l’hypothèse que l’AGI peut être liée à un degré ou une profondeur inhabituelle de l’alternance hémisphérique (…) Ceci est basé sur deux lignes de raisonnement. Premièrement, les individus bigenres dans notre échantillon ont rapporté un taux élevé de trouble bipolaire, qui a été liée à une alternance hémisphérique ralentie. On suppose qu’en traçant le cycle nasal, le taux de rivalité binoculaire et d’autres marqueurs de l’alternance hémisphérique cela révèlera une base physiologique pour le rapport de l’alternance de genre subjective chez les individus AGI. Les alternances peuvent aussi déclencher une cascade hormonale, ce que nous sommes en train d’explorer actuellement. Deuxièmement, nous basons nos hypothèses sur les associations anciennes et modernes entre l’hémisphère gauche et droit et les genres hommes et femmes. En fournissant un cas de changement net dans le cerveau sexué des individus, nous pensons que l’étude de l’AGI pourrait prouver une compréhension scientifique éclairante du genre, de la représentation du corps et de la nature du soi. »
http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S030698771200062X#
Bon en gros, iels pensent que les personnes bigenres-fluides expérimentent une alternance involontaire dans l’utilisation de leur cerveau. Il s’agit principalement d’hypothèses à l’heure actuelle, mais c’est comme ça que la science marche : observation (il existe des gens bigenres), récolte de données sur les personnes bigenres, hypothèses, futures investigations, etc.
Bon, cet article fait déjà 10 pages Word et je l’écris depuis 9h ce matin (il est 17h passé là) et j’ai purin de chaud avec mon ordi sur les genoux. J’ai évidemment pas été exhaustif. J’ai pas vraiment parlé de psychologie par exemple. Y’a une thèse à faire sur le genre de toute manière… Mais il faut que je finisse un jour !
En conclusion :
La non-binarité est reconnue par divers organismes et gouvernement. C’est un phénomène qui semble consistant à travers le temps, dans diverses cultures et dont la prévalence est non-négligeable. Son existence repose principalement sur le fait que le genre est un phénomène sociologique impliquant le développement d’une identité de genre propre à l’individu.
On ne sait pas ce qui fait qu’un individu développe plutôt telle ou telle identité de genre. Il n’existe probablement pas une seule cause mais un ensemble de facteur. Plusieurs études suggèrent un lien possible avec le développement sociocognitif via la mise en évidence d’une prévalence plus élevée de la transidentité chez les personnes ayant une intelligence atypique ainsi que des bases physiologiques possibles liées à des alternances dans l’utilisation du cerveau chez les personnes bigenres-fluides.
Pour étudier le genre et son déterminisme, il est nécessaire d’être interdisciplinaire et transdisciplinaire (tu l’as capté la blague ?) : sociologie, psychologie, anthropologie, biologie… On ne peut pas se reposer uniquement sur la biologie, le genre ayant une énorme composante sociale.
Ah et pour les personnes cis, permettez-moi de vous retourner la question : quelles sont les preuves de l’existence de votre genre ? Car oui, c’est toujours aux personnes transgenres de devoir se justifier…
Excellent article. A titre personnel, en tant que personne gender fluid, ayant expérimenté des sensations de « switch » dans un contexte cohérent avec la « cascade hormonale » (tant par les causes, que par les manifestations physiques autres que la perception de genre qui change), et ayant une soeur jumelle monozygote, elle aussi genderfluid, j’ai plutôt confiance dans l’approche de Case et Al.
Je suis aussi très d’accord sur le fait que les gens qui veulent des preuves, n’en veulent pas en réalité. Et à mon avis, la non binarité englobe des personnes qui le sont pour des raisons de neuro-atypie, pour raison sociologiques, pour raison d’intersexuation, pour des raisons neurologiques. C’est pas UN état de genre, c’est un immense parapluie hors de la binarité.
Je n’ai pas vue de mention de la vieille classification mettant la non-binarité dans la liste des « symptômes » du trouble de la personnalité borderline dans ton article. Je ne sais pas si c’est du pur bullshit (qu’il n’y a pas de prévalence de la nb dans les troubles de la personnalité borderline), ou si les médecins se sont rendu compte que c’était pas assez systématique pour le laisser dans le diag, mais j’ai eu l’occasion de collecter des témoignages de personnes nb, et toutes les personnes qui m’ont parler de difficulté à identifier leur genre comme raison de leur nb étaient borderline, histrionique, ou narcissiques (trois troubles de la personnalités très proches, et ayant en commun des symptômes comme la dépersonnalisation, la perception du soi altéré). A l’époque ça m’avait interpelé. Y avait vraiment une redondance de ce propos dans ces cas là. Je te balance ça, mais j’ai pas fait l’effort de chercher de la vrai doc scientifique sur le sujet (j’ai beaucoup de mal avec les papiers en psychiatrie en fait).
Merci pour ton boulot
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Merci ! Effectivement je n’ai pas (encore) non plus exploré la question de la personnalité borderline alors je ne veux pas trop m’avancer sur le sujet. A l’occasion je me pencherai dessus.
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