J’entends beaucoup de gens qui demandent la différence entre une femme cis butch et une personne trans afab (assignée femme à la naissance) ou entre un homme cis efféminé et une personne trans amab (assignée homme). Aussi, beaucoup de personnes pensent qu’une femme cis butch ou qu’un mec cis efféminé vivent la même oppression que les personnes trans, à savoir la transphobie. Il est pourtant important de comprendre la différence entre une personne cis non-conforme dans l’expression de genre et une personne transgenre. Il est aussi essentiel de comprendre que les personnes cis non-conformes, bien qu’elles subissent des violences, ont tout de même le privilège cis. Il ne s’agit pas de nier qu’elles subissent aussi une forme d’oppression (que j’appellerai conformisme ici par souci de clarté mais ce n’est pas un terme que j’ai vu ailleurs), mais plutôt de mettre en évidence les spécificités des différentes situations, sans quoi nous échouerons à répondre aux problèmes posés à la fois par la transphobie et le conformisme. Je vous propose donc un tableau afin de comparer rapidement les principales différences entre ces deux situations. En dessous du tableau, vous trouvez des annotations numérotées donnant des précisions/développements sur certains points.
[A noter que dans cet article, je vais citer les hommes cis travestis/crossdresser (i.e. les hommes cis portant des « habits de femmes ») entre parenthèses car ce cas est à prendre avec des pincettes. En effet, c’est parfois plus compliqué que « cis point barre ». Certain-e-s personnes utilisent le terme crossdresser ou travesti comme une façon de se questionner et d’explorer leur genre, d’autres sont trans/non-binaires mais utilisent aussi (ou préfèrent) le terme travesti/crossdresser, et d’autres encore définissent travesti comme un genre à part…
Cet article d’everydayfeminism intitulé « ce que le genre veut dire pour moi en tant qu’homme qui aime porter des habits de femme » est une bonne illustration de mon propos. En effet, l’auteur déclare ne s’être jamais senti homme, et que les garçons ne le considéraient pas comme l’un des leurs étant petit. Il explique se sentir entre homme et femme et dans la description à la fin de l’article, il est dit qu’il « se considère ambigenre ». On voit bien ici que même si le mot non-binaire n’est pas employé en tant que tel et qu’il est fait référence au travestissement, c’est pourtant bien la réalité décrite, et cette personne n’a certainement pas le privilège cis.
Donc même si la définition théorique est « un homme portant des habits traditionnellement attribués aux femmes », dans la pratique beaucoup de gens ont des usages différents de ce terme s’appliquant à des réalités différentes, ce qui fait que c’est un peu compliqué de savoir ce que contiennent exactement les statistiques relatives à la catégorie « crossdresser » dans cette étude sur la transidentité de 2015, qui révèle que ces personnes sont également soumises à beaucoup de violences. N’oublions pas aussi qu’il est de toute façon extrêmement stigmatisé d’être amab et porter des habits attribués aux femmes. Bref, le cas des travestis est souvent plus compliqué que ce que je vais présenter ici, gardez cela en tête.
A noter aussi que je ne parlerai pas de drag queen et drag king ici, car je comprends qu’il s’agit uniquement de performance artistique donc je ne pense pas que ça rentre vraiment dans mon sujet.
Gardez également en tête qu’un facteur important dans les privilèges/oppressions par rapport à la notion de sexe est si la personne est dyadique ou intersexe. Une personne cis intersexe n’aura jamais réellement le privilège cis tel que peut l’avoir une personne cis dyadique (certaines personnes emploient le terme « ipso » à la place de cis au passage). Ca s’applique a fortiori aux personnes cis intersexes non-conformes. Dans la comparaison que je vais faire, je vais donc supposer que je compare deux situations entre personnes dyadiques.]
Avant de se lancer dans le tableau, voici un point extrêmement important que voulais aborder : dire qu’une personne cis non conforme dans l’expression de genre c’est pareil socialement qu’une personne trans (pré-transition), c’est faire comme si expression de genre et genre c’était la même chose. Finalement, ça dit qu’une femme trans est juste un homme féminin, ce qui renforce le cliché de « l’homme en robe ». Ca dit que quoi que fassent les personnes trans, elles seront toujours rien de plus que leur assignation. Ca efface l’existence et la validité même de la transidentité. Ca dit aussi qu’on ne peut être une femme que si l’on est féminine et un homme que si l’on est masculin, et ça efface le fait qu’une femme trans peut être masculine et qu’un mec trans peut être féminin. Par ailleurs, ça nie l’auto-détermination, à la fois pour les personnes trans et les personnes cis non-conformes.
*Pour comprendre ce qui signifie le terme de réponse cité dans le tableau, référez-vous à l’article suivant : « j’ai été socialisé comme non-binaire (transidentité et socialisation) »
Catégorie | Personne trans | Personne cis non-conforme dans l’expression de genre |
Définition | Une personne qui n’est pas exclusivement du genre assigné à la naissance.
– Une femme trans : une femme assignée homme à la naissance (amab) – Un homme trans : un homme assigné femme à la naissance (afab) – Une personne non-binaire : une personne ni exclusivement homme ni exclusivement femme (amab ou afab) |
Une personne dont le genre correspond exclusivement à celui assigné à la naissance mais qui s’exprime selon des codes non traditionnellement associés à son genre (vêtements, goûts, maquillage, coiffure, gestes…) :
– une femme cis masculine ou butch – un homme cis efféminé – [un homme cis travesti (crossdresser)] |
Identité de genre | Réponse non congruente. Ne s’identifie pas dans son groupe d’assignation, n’en fais pas partie – ou pas uniquement. | Réponse congruente. S’identifie dans son groupe d’assignation, en fait partie. |
Expression de genre | Toute expression de genre.
Policé-e quelque soit son expression de genre.1 |
Expression de genre non-conforme à celle attendue par rapport au genre de la personne. |
Pronoms/ accords/
mots genrés |
Diffèrent généralement de ceux assignés à la naissance :
– femmes trans : généralement féminins – hommes trans : généralement masculins – personne non-binaires : tous mais souvent neutres/inclusifs, ou ‘opposés’ à ceux assigné, ou alternance. |
Correspondent généralement à ceux assignés. |
Prénom | Souvent changement de prénom lié à des questions de genre. | Généralement pas de changement de prénom lié à des questions de genre. |
Mention de sexe | Généralement nécessaire de la changer pour qu’elle s’accorde à l’identité de la personne. Nécessité vitale pour les personnes dont l’apparence ne correspond pas à ce qui est attendu par rapport à la mention de sexe. Pas toujours possible (notamment mention non-binaire inexistante). | Pas nécessaire de la changer. |
Coming-out | Oui, iels doivent dire et souvent expliquer leur identité de genre (sauf si la personne reste au placard toute sa vie). | Non [sauf éventuellement pour les hommes travestis qui avouent qu’ils se travestissent]. |
Transition | Souvent un élément de transition sociale et/ou médicale (pronoms/ accords, prénom, vêtements, hormones, chirurgies, …) même si pas systématique. | Non.2 |
Soins médicaux particuliers | Souvent oui dans le cas où il y a une transition médicale.
Même sans transition médicale, nécessaire de rendre l’accès aux soins non discriminatoire (ne pas mégenrer lae patient-e, dégenrer au maximum le langage employé, prendre en compte la dysphorie, etc.) |
Non. |
Invalidation du genre | Oui, quoiqu’on fasse. Notamment, on dit aux afab trans qu’iels sont « juste des filles masculines » et aux amab trans qu’iels sont « juste des garçons féminins ». | Dans une moindre mesure (un homme efféminé est toujours considéré comme un homme bien qu’il soit victimes d’humiliations, une femme butch est toujours considérée comme une femme…) |
Oppressions subies | Transphobie incluant cissexisme, enbyphobie, transmisogynie, et incluant aussi souvent double conformisme3 | Conformisme incluant effiminophobie [femmephobia], follophobie [contre les hommes cis gay effeminés]. + Peut souvent se combiner à de la lesbophobie, de la biphobie ou de l’homophobie si la personne n’est pas hétéro. |
1.3. Contrairement aux personnes cis qui sont punies socialement lorsque leur expression de genre diffère de la norme, les personnes trans sont punies pour leur expression de genre quoiqu’elles fassent : ça ne va jamais (et ce conformisme vient des personnes cis mais aussi d’une partie de la communauté trans qui participe à la marginalisation des personnes trans moins conformes). Les personnes trans sont donc systématiquement victimes de conformisme.
– Une femme trans féminine : on dit qu’elle surjoue la féminité, elle s’approprie la féminité, elle en fait trop pour compenser, c’est une usurpatrice, elle veut tromper les gens notamment les mecs cis (ce qui est un motif d’agression et de meurtre). Même chez une meuf trans hyper féminine, les gens chercheront le moindre détail masculin pour l’invalider.
– Une femme trans androgyne ou masculine : on dit que c’est pas vraiment une femme, elle est pas vraiment trans, c’est juste un homme en peine d’attention, une transtendance.
– Un homme trans féminin ou androgyne : pareil on dit que c’est un transtendance, il est pas vraiment trans, c’est juste une fille au fond.
– Un homme trans dans une masculinité bien classique est déjà plus tranquille. C’est l’avantage d’être un homme masculin dans une société patriarcale, même si cet avantage est très conditionnel au vu de la transphobie vécue. Mais on va encore parfois lui dire qu’il en fait trop pour « compenser » s’il aime faire de la musculation par exemple ; ou alors même s’il est plutôt dans une masculinité classique, dès qu’il montre une trace de féminité il sera invalidé. Ty Turner (youtubeur) me paraît être un mec trans relativement masculin pourtant les gens trouvent quand même qu’il a l’air féminin à cause de ses manières et ses comportements et lui sortent des trucs du genre « pourquoi t’as transitionné juste pour avoir l’air gay ».
– Une personne non-binaire (NB), quoiqu’elle fasse ça va jamais :
· une personne NB afab féminine (resp. amab masculine) : on dit que c’est juste une fille cis au fond (resp. mec cis), elle a le privilège cis et ne subit pas d’oppression. Pour les personnes NB amab masculines, iels sont considérés comme « socialement des mecs » donc comme ayant le privilège masculin et sont donc associé-e-s à leurs oppresseurs. Pour les personnes NB afab féminines, iels sont considérées comme superficielles et veulent juste attirer l’attention.
· une personne NB afab masculine (resp. amab féminine) : on dit que c’est juste un mec trans au fond (resp. une femme trans). Voire on dira aux personnes NB amab que ce sont des femmes trans « ratées ». On dira aussi à cette personne qu’elle est juste une fille masculine (resp. un garçon effeminé) et on la méprisera pour ça – et encore plus si la personne est amab. On lui dira aussi souvent que c’est juste une meuf lesbienne (resp. un mec gay).
· une personne NB androgyne : elle rentre déjà plus dans l’idée qu’on se fait d’une personne non-binaire, mais pour le coup l’androgynie est une forme d’expression par définition non-conforme que ce soit pour les personnes cis ou trans parce qu’on est dans une société où on a une dichotomie masculin/féminin. Parfois, on va quand même accepter cette personne, surtout si elle est afab, mince et blanche, style Ruby Rose, mais souvent on réduira la non-binarité à une expression de genre androgyne et rien d’autre, ce qui est dommageable pour l’ensemble des personnes NB.
· une personne NB à l’expression de genre fluide : évidemment, ça va pas non plus. Elles seront vues comme indécises, confuses, etc. en plus des désavantages des 3 points précédents selon leur expression du moment.
On peut dire que les personnes trans subissent un double conformisme : d’une part une pression pour se conformer à l’expression de genre liée au genre assigné (pression liée à celle d’être cis) et d’autre part une pression pour se conformer à l’expression de genre liée au genre auquel elles s’identifient (pression au fait de ‘passer pour cis’), voire aussi à l’autre genre binaire dans le cas des personnes non-binaires – pour qui on pourrait presque parler de triple conformisme du coup.
Une dernière chose à noter, c’est qu’un mec cis efféminé qui se lancera dans une activité dite masculine pourra (pas toujours) être considéré comme quelqu’un qui « se conforme enfin » alors que pour une femme trans ou une personne NB amab, cela servira à invalider son genre.
Pour une personne trans, la moindre déviation par rapport à l’attendu sert à l’invalider alors que les personnes cis ont une « marge de manœuvre » plus large.
De plus, les réactions face au même type de non conformité sont très différentes qu’il s’agisse d’une personne cis ou trans. Exemple : un garçon cis qui se maquille et fait la une d’un magazine c’est « subversif », « révolutionnaire ». Alors qu’un garçon trans qui aurait fait pareil, ça aurait servit pour l’invalider, dire que c’est qu’une fille, qu’il cherche l’attention et prétend être trans, etc.
2. A propos de la transition : un homme qui commence à se travestir, même si en apparence extérieure ça peut être la même chose qu’une femme trans qui commence sa transition, ça n’est quand même pas une transition (dans le sens transition liée au genre en tout cas). Parce que l’intention et le vécu est différent. La femme trans s’habille « en femme » pour enfin être reconnue dans son genre, ce qui n’est pas le cas de l’homme travesti. Parfois même, une femme trans sera féminine pour être reconnue dans son genre sans réel désir d’être féminine, alors que l’homme travesti lui le fait par envie ; dans ce cas, la femme trans sera obligé de se soumettre à la norme conformiste à cause de la transphobie pour être reconnue dans son genre alors que l’homme travesti s’en « libère » (entre guillemets parce que les violences sociales demeurent !)
Dernière chose à noter : une personne cis non conforme qui reçoit une insulte insinuant qu’elle n’est pas vraiment son genre ou qu’elle est trans ne subit pas la transphobie à mon avis mais du « conformisme ». Je m’explique avec l’exemple d’un homme cis efféminé qu’on traiterait de « fille » ou de « trans ». L’impact n’est pas le même que si c’est une insulte dirigée vraiment vers une fille trans : on attaque ce qu’elle est en réalité, on lui dit qu’être une fille et qu’être trans, c’est pas bien, que c’est humiliant d’être une fille ou d’être trans. Au contraire, au mec cis on lui dit qu’il devrait être plus masculin en lui disant que la féminité est associée normalement aux filles, mais lui et ses attaquant-e-s savent qu’il n’est pas une fille. C’est blessant et violent pour lui bien sûr, mais l’impact est différent, et aussi souvent l’intention car les personnes cis savent faire la différence entre une personne cis non conforme et une personne trans (même si elles le nieront pour invalider le genre de la personne trans).
Conclusion : il existe des spécificités au conformisme que subissent les personnes cis non conformes dans l’expression de genre et à la transphobie que subissent les personnes trans qui en font deux oppressions différentes à ne pas confondre si on veut bien les déconstruire. Il est important de comprendre également que les personnes trans n’ont jamais vraiment le privilège d’être conforme dans l’expression de genre par rapport à des personnes cis.