Il y a beaucoup de mauvaise compréhension – et aussi de mauvaise foi – concernant la question de la socialisation des personnes trans, notamment de la part des TERF (féministes radicales trans-exclusives). Pour elles, le genre se construit via la socialisation (jusque là on est d’accord) et on ne peut échapper à la socialisation de son assignation (c’est là qu’on est plus d’accord) : « on t’assigne un genre dans lequel tu es socialisé-e et ça détermine comment tu es perçu-e par les autres, on ne peut donc pas échapper à ça. » Dans cette façon de pensée, les personnes trans sont leur genre assigné dans le fond (vu que « genre = socialisation » dans leur paradigme), car elles ont été socialisées comme ça. En gros, ça revient à dire que la transidentité n’existe pas.
Si vous êtes un peu renseigné-e sur la question ou avez eu le « plaisir » de côtoyez ce milieu féministe, vous devez savoir qu’un de leurs arguments phare est notamment que les femmes trans ont été socialisées comme des hommes, et ont par conséquent eu des privilèges masculins, et ne seraient donc pas de « vraies » femmes et pas concernées par le féminisme. Beaucoup de femmes trans se sont exprimées à ce sujet pour expliquer qu’elles n’ont pas été socialisées comme des hommes et n’ont jamais eu le privilège cis-masculin. En effet, étant des femmes, elles ont aussi intériorisé les messages nocifs du patriarcat comme toutes les femmes. De plus, elles ont subit beaucoup de violences du fait d’être « une femme (trans) parmi les hommes (cis) » et vivent une oppression particulièrement forte issue de l’intersection entre la transphobie et le sexisme appelée transmisogynie. Pour comprendre en détail la socialisation des femmes trans, je vous invite à écouter les concernées. Je conseille notamment cet article (en anglais) qui contient aussi des notions générales sur la socialisation sur lesquelles je vais m’appuyer dans la suite de cet article (je réexpliquerai ce dont j’ai besoin donc pas de panique si vous ne lisez pas cet article) :
https://ashemcgee.wordpress.com/2014/06/09/socialization-arguments-are-transmisogyny/
Comme je le disais, beaucoup de femmes trans ont déjà démonté l’argument de la socialisation masculine donc je ne vais pas revenir là-dessus. La socialisation des personnes non-binaires est quant à elle beaucoup moins discutée et je pense que ça vaut le coup d’en parler. En effet, c’est encore une autre paire de manche puisque les genres non-binaires n’étant pas reconnus socialement, de nouveaux arguments émergent à leur encontre.
[Bon, passons sur le fait que beaucoup de TERF font exprès de ne pas comprendre que quand on parle de « se sentir tel genre », on parle de se reconnaître dans ce genre et du processus d’identification qu’il y a derrière et non pas d’une espèce d’aura magique et mystérieuse.]
Ainsi, on entend des discours du type « on ne peut pas être d’un autre genre que homme ou femme car le genre existe via la socialisation et il n’y a pas de socialisation non-binaire » qui se traduit par la notion de « coquille identitaire vide » ou encore « un genre socialement incohérent » : le fond du message, c’est que la non-binarité n’aurait pas de réalité sociale. C’est faux et ce que je voudrais expliquer dans cet article. Je vais d’abord aborder la socialisation et la transidentité d’un point de vue plus général puis me concentrer sur la non-binarité et mon expérience personnelle.
1. C’est quoi la socialisation de genre ?
La socialisation de genre, c’est le processus par lequel un individu humain apprend à fonctionner dans une société genrée. On assigne tout d’abord un genre (homme ou femme) à l’enfant qui vient de naître en se basant sur ses organes génitaux apparent, puis on va l’élever dans ce genre afin que l’enfant apprenne à performer ce genre (le genre est en effet ce qu’on appelle une performance sociale, notion introduite par Judith Butler – notez que je ne suis pas spécialiste de son travail). Ashley Allan (l’auteure de l’article cité ci-dessus) explique que la socialisation comprend trois points :
– le contexte : lieu, époque, …
– le contenu et le processus : c’est comme la pièce, les répliques et les acteurs (cf. notion de performance). Cela comprend la structure de l’activité socialisatrice : comment est-elle réalisée ? Est-ce un processus total ou partiel ? Etc.
– la réponse : la façon dont la personne répond aux messages reçus. « Cela signifie que la personne a un concept d’elle-même [self-concept], est consciente d’elle-même [self-aware]. »
Lorsque les TERF, entres autres, parlent de socialisation, elles oublient l’élément clé qu’est la réponse.
Ashley Allan rappelle qu’une féminité partagée (identique) pour toutes les femmes est un mythe [myth of shared womanhood], qui « a déjà été démantelé par les femmes racisées en particulier, ainsi que les femmes trans. » Il y a en effet plein d’expériences différentes parmi les femmes, ne serait-ce que parce que le contexte change (à la fois le contexte culturel et personnel) mais aussi parce que la réponse n’est pas exactement la même pour toutes les femmes. Et c’est la même chose pour tous les (a)genres.
J’en viens à présent aux personnes transgenres. La notion de réponse devient cruciale dans cette discussion. En effet, les personnes transgenres ne sont pas socialisées comme le genre assigné, parce que leur réponse n’est pas congruente avec les attentes liées à leur assignation (de façon non choisie, pour être bien clair à ce sujet : on ne choisit pas son genre).
Voici comment je visualise les choses, chronologiquement :
– assignation de genre à la naissance = action externe qui vise à socialiser l’enfant dans ce genre.
– réponse interne non-congruente (qui peut être très tôt).
– la socialisation en ressent les conséquences via l’action externe (même lorsque la personne n’a pas encore conscience d’être trans) : la personne trans est alors traitée différemment par ses pairs et reçoit les doubles injonctions liée à la transphobie (elle est simultanément rejetée comme membre du groupe d’assignation et reçoit l’injonction d’en faire partie, de « rentrer dans le rang »). En fin de compte, la socialisation de la personne trans est donc différente de celle d’une personne cis de la même assignation : il y a bien une réalité sociale derrière la transidentité.
Ce troisième point est ce que je vais qualifier de rétroaction : la réponse à l’action externe entraîne un effet en retour sur l’action externe.
Par exemple, une personne non-binaire amab qui est socialement exclue par les mecs cis car perçue différente, elle est alors insultée, agressée, etc. ce qui la rend encore plus vulnérable à la violence.
Si je devais utiliser une analogie, c’est comme si on te mettait de la musique (assignation) et qu’on te demandait de faire une chorégraphie de danse classique (action externe de socialisation) et puis que tu finissais par faire de la danse moderne jazz (réponse : genre réel) parce que c’est plus naturel pour toi et t’as aucune idée de comment on fait de la danse classique sauf que le moderne jazz ira pas du tout avec la musique en fond, ça va se voir, ça va pas plaire et ça aura des conséquences (rétroaction sur l’action externe de socialisation). On peut te crier autant qu’on veut que la musique c’est du classique et que tu peux pas danser ça dessus, au final tu auras bien dansé du moderne jazz et pas du classique, c’est juste un fait (donc tu n’as pas été socialisé comme ton assignation mais ton genre réel).
On voit donc que la réponse influence l’action externe et donc la socialisation globale. La réponse d’un individu conditionne sa socialisation de genre.
Même si dans certains cas une personne trans peut mettre énormément d’effort à masquer sa non conformité pour éviter au maximum la rétroaction, cela causera divers problèmes de santé (anxiété, dépression, troubles du comportement alimentaire, suicide…), ce qui n’est absolument pas un privilège. Les personnes cis n’ont pas à chercher à éviter la rétroaction ni ne veulent se tuer pour leur genre assigné. De plus, malgré tous les efforts de la personne trans pour éviter la rétroaction, dans la plupart des cas, elle sera là un moment ou un autre.
2. La socialisation non-binaire
On a vu dans la partie précédente que la socialisation d’une personne trans ne se faisait pas dans son genre assigné. Reprenons donc l’argument auquel cet article vise à répondre : « on ne peut pas être d’un autre genre que homme ou femme car le genre existe via la socialisation et il n’y a pas de socialisation non-binaire ». Le point clé, c’est que si la réponse de l’individu n’est ni homme ni femme, la socialisation sera effectivement non-binaire. Ca a des conséquences sociales. Ca n’est pas une coquille identitaire vide. Il y a bel et bien une réalité derrière la non-binarité.
Prenons mon propre exemple. J’ai été assigné fille à la naissance. On a essayé de faire de moi une fille, mais j’y comprenais rien. Un peu comme cette histoire de danse, je me suis retrouvé à danser du moderne jazz sur une symphonie classique, c’était moche pour les personnes cis. Tout le monde voyait bien que je faisais « tâche », que j’étais différent. Et j’ai été harcelé pour ça (la fameuse rétroaction). Je n’ai jamais fait partie du groupe des filles et je ne m’y suis jamais reconnu, et tout le monde le savait, même si par ailleurs je recevais l’injonction de « rentrer dans le rang ». Je n’ai pas été socialisé comme une fille. J’ai été socialisé comme une personne non-binaire.
J’aimerais aussi souligner que la socialisation est un processus dynamique, pas statique. C’est notamment pour ça qu’il est possible que le genre d’une personne soit fluide ou évolue au cours de sa vie : la réponse n’est pas forcément constante. Il se peut que cela change sans raisons apparentes ou que la réponse dépende d’autres facteurs. En effet, certaines personnes de genre fluide observent des cycles liés à certains paramètres comme le cycle menstruel (cyclogenre) ou les saisons (faegenre) ou bien que leur fluidité est déclenchée dans certaines conditions (condigenre). Il existe aussi des personnes neuroatypiques dont le genre change selon leur état (neurogenres). Par exemple, certaines personnes bipolaires ont un genre durant leurs phases dépressives et un autre genre durant leurs phases maniaques (le terme est aussi cyclogenre). Caedogenre est également un neurogenre dans lequel l’identité de genre a changé après un intense trauma : en effet, la réponse d’une personne après un trauma peut s’en trouver modifiée.
De plus, la réponse n’est pas forcément unique. C’est notamment le cas des personnes ayant plusieurs genres (bigenre, trigenre, polygenres).
La réponse peut aussi être partielle, c’est le cas des demigenres (demi-fille, demi-garçon, etc.) Il y a donc une vraie réalité non-binaire derrière les demi-genres. Une demi-fille afab n’est pas « juste une fille au fond » car le processus de socialisation en tant que fille n’a été que partiel.
Pour finir, les genres qui ne dérivent pas des genres binaires, tel que le genre maverique (ni féminin ni masculin), ont aussi une réalité matérielle derrière et en terme de socialisation. Parce que la réponse compte, la façon dont l’individu se perçoit lui-même, son concept de lui-même, sa conscience de lui-même, compte dans la rétroaction.
Conclusion :
Je propose donc qu’on arrête de traiter la socialisation comme un sujet aussi simple que « afab vs amab » et qu’on comprenne enfin cette notion de réponse. C’est indispensable à la discussion. La non-binarité n’est pas une coquille identitaire vide. Les personnes non-binaires ont été socialisées comme des personnes non-binaires. Au passage, j’espère aussi que vous aurez compris que diviser les personnes non-binaires en amab et afab est purement cissexiste.
Très intéressant, merci ! Je pense que les travaux en sociologie sur la socialisation vont clairement dans ce sens, ce n’est pas un mécanisme de pure et simple absorption à sens unique, mais bien un ensemble d’interactions, et les réponses peuvent différer. Après j’avoue qu’à ce stade de ma réflexion, je m’interroge sur les différences entre demi-genre, tri-genre, polygenre… Si le genre est défini comme un système de hiérarchisation des sexes (tels que définis socialement et assignés à la naissance), alors il ne s’agit pas d’une liste d’identités possibles. Je pense que c’est l’une des causes des désaccords avec certaines tendances matérialistes dont tu parlais dans ton dernier article : selon la définition qu’on adopte du genre, l’idée même d’être « demi-genre » n’a juste pas de sens, parce que ça ne se quantifie pas en 1, 2, 3, c’est davantage un système, et un système trop complexe pour pouvoir donner lieu à des estimations de ce type. J’espère ne pas être trop maladroite dans la façon dont je le formule, c’est en tout cas la façon dont je perçois le débat à ce stade. Je pense qu’avoir cette position vis à vis de la définition du genre n’empêche pas par ailleurs de se battre pour l’auto détermination de chacun.e 🙂
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Pour la définition du genre, je pense notamment aux travaux de Anne fausto Sterling (qui d’ailleurs souligne un peu la même chose que toi, à savoir qu’il y a une interaction permanente entre la façon dont on est socialisé, le rapport à son corps, et la façon dont on se construit une identité sexuelle… elle défend l’idée qu’on ne peut pas différencier d’un côté un sexe qui relèverait uniquement du biologique, et de l’autre un « genre » qui serait le sexe social.) http://www.contretemps.eu/compte-rendu-corps-en-tous-genres-danne-fausto-sterling/
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