Critique générale [partie sans spoilers]
Le Gentleman Pirate (dont le titre original est « Our flag means death », traduisible par « Notre drapeau sème la mort »), est une série qui raconte l’histoire de Stede Bonnet, un gentilhomme malheureux dans son mariage, qui décide de tout plaquer pour devenir pirate. Il rêve de liberté et d’aventures ; cependant, il n’a pas exactement l’étoffe habituelle requise dans ce métier : il est très réticent à la violence, et certains le considèrent même comme un faible, notamment ses harceleurs lorsqu’il était à l’école et son propre père. Il devient pourtant le capitaine décalé d’un équipage de « marins d’eau douce » visiblement tous plus incompétents les uns que les autres dans la piraterie. Stede Bonnet ne fait décidemment rien comme les autres pirates : il encourage ses hommes à parler de leurs sentiments et leur lit Pinocchio le soir avant de dormir. Sur son chemin, il rencontre le terrible et sanguinaire Barbe Noire… Mais l’est-il vraiment ? Rapidement, un lien se tisse entre les deux hommes, qui ne se laissent pas indifférents…
L’histoire comporte plusieurs personnages d’hommes queers et des romances entre eux. Il y a également un personnage non-binaire, Jim, joué par an actaire non-binaire, et cela est suffisamment rare pour le souligner. Jim utilise le pronom « iel » (« they » en anglais) et c’est très agréable de le voir correctement sous-titré pour une fois !
Le Gentleman Pirate est une série qui traite, avant tout et souvent avec humour, de masculinité. On y déconstruit la masculinité toxique à travers ses personnages qui tordent le cou aux clichés. L’arc narratif de Barbe Noire est très riche : il est prisonnier de l’image qu’il renvoie, enfermé dans un rôle d’hyper-masculinité dont il cherche désespérément à s’échapper, et va découvrir peu à peu comment s’en affranchir grâce à Stede, qui lui se situe aux antipodes de cette masculinité toxique. La série propose ainsi d’explorer une masculinité différente, plus saine, où les hommes ont le droit de se montrer vulnérables, nuancés, libérés des clichés.
Analyse [partie avec spoilers, pour laquelle je recommande d’avoir vu la saison 1 en entier]
Chaque personnage dit quelque chose de la masculinité, y compris les rares personnages qui ne sont pas des hommes.
Jim représente une forme de trans-masculinité, donc une masculinité queer et non-conforme. Malgré le fait qu’il s’agisse d’un personnage non-binaire (assigné femme à la naissance en l’occurrence), son expression de genre est masculine (surtout pour l’époque) et le prénom par lequel iel se fait appelé-e l’est aussi. Ce qui est considéré dans une société transphobe comme une menace pour le patriarcat est ici respecté par l’ensemble de l’équipage qui utilisent correctement ses pronoms ; passé la confusion initiale sur la découverte de son assignation de naissance, iel n’est plus questionné-e à ce sujet (au début, iel se fait passer pour un homme cis). Sa présence en tant que personne non-binaire est donc considérée comme naturelle et normale. Sa romance avec un homme également, et c’est agréable de voir une personne non-binaire dans ce type de relations à l’écran.
Par ailleurs, son arc narratif est fort intéressant. Sa famille a été tuée par des mercenaires lorsqu’iel était enfant et iel a été élévé-e par une nonne. La figure de la nonne incarne en tant normal une féminité « pure et vierge », mais celle-ci a entraîné Jim a devenir une machine à tuer et elle le pousse vers la vengeance. C’est ainsi que Jim rencontre Jackie, la patronne d’un bar sur l’île des pirates, qui mène tout le monde d’une main de fer et qui collectionne fièrement les maris : elle n’en a pas moins de vingt ! L’un d’entre eux est coupable, Jim l’assassine, et se fait ainsi de Jackie une ennemie. Mais leur rivalité est résolue vers la fin de la saison, et Jackie dissuade Jim de poursuivre son chemin vers une vengeance destructrice.
Jackie est une femme qui est mise dans un rôle stéréotypé d’homme : les choses sont inversées. Jim se retrouve ainsi pris entre deux archétypes symétriques, la nonne et la « patronne polygame ». Mais les apparences sont trompeuses et, bien qu’elles lo poussent chacune dans une direction opposée, ce n’est pas la direction attendue au vu des stéréotypes associés à ces personnages.
En parlant de stéréotypes, Izzy Hands, le second de Barbe Noire, voit d’un très mauvais œil l’évolution positive de son capitaine et cherche à tout prix à le ramener dans ce qu’il estime être le « droit chemin ». Il est résistant à tout changement de l’ordre établit, sans aucun égards pour les sentiments d’Edward (le vrai nom de Barbe Noire). Entre trahison et injonction à la violence, ce personnage représente tout ce qui va de travers avec la masculinité toxique. A la fin de la saison, il explose même en affirmant qu’il travaille pour Barbe Noire, pas « Ed » en robe de chambre en soie, cuvant son chagrin d’amour. Il dissocie ainsi l’image de Barbe Noire, idéal fantasmé de l’hyper-masculinité, et la personne qu’il est au fond.
La symbolique portée par cette fameuse longue barbe est très forte. Juste après l’avoir rasé, Edward ose verbaliser ce qu’il désire vraiment et ses sentiments pour Stede : il s’est défait de l’image qu’on attendait de lui, et, en révélant son visage, il s’est mis à nu aussi bien physiquement que sentimentalement.
Stede, quant à lui, fait une étonnante découverte lorsqu’il revient voir sa femme Mary, qu’il a planté plusieurs mois plus tôt pour se lancer dans la piraterie. Après s’être déclarée veuve, elle est devenue épanouie pour la première fois de sa vie. Elle a réalisé son rêve de devenir peintre, excelle dans ce domaine et a même trouvé l’amour hors mariage (avec son professeur de peinture). Remarquez le changement de costume de Mary : avant, elle porte des robes traditionnelles à froufrous très conventionnelles pour l’époque, ensuite, elle porte un genre de haut de costume avec une jupe, ce qui est moins conforme, symbolique de sa libération de l’institution patriarcale du mariage. Elle socialise avec une communauté de veuves, toutes plus heureuses les unes que les autres d’être débarrassées de leur mari : c’est enfin leur heure de gloire, disent-elle. Cet arc narratif souligne à quel point les femmes peuvent être enfermées dans des ménages hétérosexuels, souvent oppressifs où s’immisce une masculinité malsaine, contrôlante…
L’amie de Mary, veuve du croque-mort, propose à celle-ci de couvrir l’assassinat de Stede, dont le retour contrarie son train de vie nouvellement acquis. Remarquez que la veuve du croque-mort porte un bandeau de pirate et est vêtue de la même couleur que Jackie mais avec une robe (Jackie porte un costume masculin) : le pourpre. Ces symboliques ne sont pas laissées au hasard, et les deux femmes opèrent en symétrie l’une de l’autre dans des rôles féminins inattendus (pour l’époque), l’une veuve, l’autre avec ses dix-huit maris restants. La première a trouvé pour réponse au patriarcat la mort de son mari, l’autre a inversé les rôles dans le couple à l’extrême. Bien sûr, toutes deux représentent une certaine caricature (tout comme d’autres personnages), puisque la série reste sur un ton décalé et humoristique, presque « sitcomesque ».
Il y aurait encore sûrement beaucoup de choses à dire de cette première saison, mais je vais conclure ici ! Ce qui est certain, c’est que la seconde saison s’avère prometteuse, notamment après le cliffhanger du dernier épisode, qui nous a certainement laissé sur notre faim.